lundi 22 janvier 2018

Remboursez !

Il y a quelque chose de réjouissant et de révélateur dans les histoires de faux tableaux et d’experts mystifiés, parce qu’elles relativisent les jugements esthétiques et les montrent superficiels, complaisants et soumis à quantité de biais sociaux et affectifs. Une plaisanterie qui circule sur Camille Corot prétend que son œuvre peint compterait environ 1500 tableaux, dont plus de 2500 se trouveraient dans des collections américaines.

Alors que le soi-disant Léonard de Vinci acheté pour le Louvre Abu Dhabi au prix d’un avion Airbus A380 n’est pas encore sec, la presse (The Independent) revient sur une affaire de faux Modigliani qui avait connu un apogée à Gênes en juillet 2017.
Le pauvre Modigliani, qui n’a décidément pas eu beaucoup de chance dans sa courte vie de 35 ans, est malchanceux également depuis qu’il est mort (même si l’on raconte qu’il peint aujourd’hui beaucoup plus que de son vivant).
Déjà en janvier 2013, l’arrestation du plus écouté des experts du peintre, Christian Parisot, qui fabriquait et authentifiait des faux à tour de bras, confirmait l’état de décomposition du catalogue de Modigliani. Il est vrai qu’il est tentant de faire un écart de conduite pour le prix d’un Airbus A321, son record de vente à ce jour.

À Gênes donc, au Palais ducal, en juillet dernier, une belle exposition de 50 toiles de Modigliani (et un peu de Kisling) aux provenances prestigieuses était interrompue par la justice. Une vingtaine de toiles étaient séquestrées, et le commissaire de l’exposition et deux organisateurs mis en examen pour recel et escroquerie. Somme toute, le tout-venant des évènements autour de Modigliani, direz-vous.

Le procureur avait diligenté une expertise à l’appel de quelques spécialistes suffisamment persuasifs ; un expert en Kisling, un collectionneur averti de Modigliani, et le fondateur de la Pinacothèque de Paris, de triste mémoire et en liquidation judiciaire, qui dit travailler depuis 20 ans sur le catalogue du peintre à l’aide des technologies les plus avancées. Rappelons qu’on devient expert dans l’œuvre d’un peintre un peu comme on se proclame psychanalyste, homéopathe ou ostéopathe. Nul besoin de diplôme, la confiance du client suffit.

D’après ces experts, les faux étaient flagrants et connus. Cela n’a pas empêché des dizaines de milliers de visiteurs d’apprécier l’exposition. Nombreux, aiguillonnés par un militant de la défense des consommateurs, demandent néanmoins le remboursement de leurs 13 euros.



Si un expert assermenté armé de certificats signés de l’arrière-petit-neveu du peintre vous garantit qu’il vend (illustration) un des plus beaux Modigliani, protestez poliment. Modigliani était certes désargenté, mais il pouvait tout de même se payer des tubes de vert et de bleu, couleurs manifestement absentes ici.

Alors pourquoi le journal anglais ressort-il l’affaire après 6 mois ? Pour éveiller l'attention des amateurs alors que deux expositions majeures sur Modigliani ont lieu en ce moment à Londres et à New York ?
Où en est la justice italienne ? Les faux ont-ils été définitivement « authentifiés comme faux » ? Ou n’était-ce que les aigreurs de quelques experts ?
Les visiteurs contents mais abusés ont-ils été remboursés, au moins dans la proportion du nombre de faux tableaux ?

Autant de questions essentielles auxquelles la science répondra certainement un jour.


Mise à jour du 27.03.2019 : la justice italienne vient de confirmer que 20 des toiles étaient des contrefaçons, et la mise en examen de 6 experts, marchands, commissaires et collectionneurs ayant organisé un vaste système de faux Modigliani intégrés dans des expositions officielles depuis 1999. Le procès aura lieu en 2020.

lundi 15 janvier 2018

Histoire sans paroles (26)


Un jour d’octobre 2008, le passage du légendaire Don Quichotte accompagné de Sancho Panza était signalé exactement ici. Croisant la mairie de Marsillargues, il venait certainement de la rue Karl marx et disparaissait dans la rue Maximilien Robespierre, ou inversement, dans l’autre direction. Mais le souvenir est en train de s’effacer.

dimanche 7 janvier 2018

Monuments singuliers (9)

 
Après une enfance très solitaire, Alfred Hitchcock concevait quelques-uns des plus importants chefs-d’œuvre de l’histoire du cinéma.
Il apparaissait 41 fois, pour quelques secondes, dans ses propres films, et au bout de 80 ans de douleurs et de joies, ses cendres étaient éparpillées au large de Los Angeles en 1980.

Il reposait homéopathiquement dissout depuis une décennie dans l’océan Pacifique quand la ville de Dinard, située en Bretagne au bord de la Manche et traditionnellement prisée des touristes anglais décidait de le reconstituer en métal et à différentes échelles.



Elle venait, pour honorer ses voisins d’en face, de créer en 1990 le Festival du film britannique et avait commandé au sculpteur nantais Lionel Ducos une grande effigie de bronze représentant le cinéaste, flanqué d’une mouette et d’un corbeau. Elle serait ancrée, comme flottant, sur un œuf de béton.
La même en miniature et à patine dorée formerait le trophée distribué chaque année au réalisateur lauréat.


Après une dizaine d’années, l’air marin et les intempéries eurent raison de la sculpture qu’il fallut enlever, si bien que le sculpteur en refit un exemplaire plus dynamique, cravate au vent, sans œuf, inauguré en 2009 pour le 20ème anniversaire du festival, et installée 50 mètres plus bas (c’est la version qui illustre cette chronique).
Depuis, les mouettes de la plage de l’Écluse, aidées des vertus balistiques de la gravité, y recouvrent un peu de leur dignité et de leur réputation offensées en 1963.

En 2014 le trophée du festival, après 20 ans, a été remplacé par une abstraction de poisson plat, ventru et vertical, beaucoup moins amusante.



lundi 1 janvier 2018

Sale temps sur le domaine public

Évoqué dernièrement, le passage dans sa 2018ème année de l’humanité qui croit au calendrier grégorien marque l’entrée dans le domaine public de l’œuvre des artistes morts en l'an 1947 dudit calendrier.
Bonnard, Marquet, Van Meegeren, Hoschedé-Monet, Eugène de Suède, Reynaldo Hahn, Tristan Bernard, Ramuz, Fargue, Horta, Lubitsch, le physicien Max Planck et un tas d’autres créateurs, sont aujourd'hui à la libre disposition du public (sous réserve de règlementations locales particulières).
N’oublions pas cependant que les règles d’accession au domaine public sont des textes de loi, qui sont parfois interprétés bizarrement par les tribunaux, voire résolument ignorés, comme nous allons le constater.

Vous souvenez-vous de la pantalonnade du ministre italien de la Culture en 2014, aiguillonné par le directeur de la Galerie de l’Académie de Florence, qui s’excitait publiquement contre une entreprise américaine, créatrice d’une affiche incongrue ? Elle montrait le David sculpté par Michel-Ange tenant dans les bras un fusil ultramoderne. Le ministre prétendait que l’utilisation de l'image du David était illégale sans autorisation de l'État italien et exigeait le paiement de droits de reproduction.
L’œuvre étant depuis des siècles dans le domaine public, c’était une galéjade, mais face à l’hostilité agressive des médias et des officiels italiens, l’Américain retirait sagement son affiche. L’effet publicitaire de l’hystérie collective avait déjà largement dépassé ses espérances.

L’idée de faire fructifier toujours plus l’héritage culturel est de tous les temps, mais elle est aujourd'hui avivée par la réduction devenue systématique des budgets consacrés à la culture. En Italie, elle s’est transformée en une obsession au point que le gouvernement ne nomme plus que des « gestionnaires » à la tête des grands musées.

Ainsi la récente directrice de la Galerie de l’Académie de Florence eut l’idée d’attaquer en justice un organisateur de circuits touristiques qui vendait des tickets d’entrée à son musée pour 5 fois le prix normal. Mais la poursuite ne portait pas sur ce motif, qui est une pratique courante. L'audacieuse manageuse réclamait parce que la promotion pour les vendre était centrée sur le monumental David de Michel-Ange.
En résumé, elle réclamait des droits d’auteur sur la reproduction d’une œuvre du domaine public qui se trouve dans son musée, Copyfraude banale et détournement du droit, pratiqués par tout grand musée qui se respecte, sujet abondamment traité ici.
Pour mémoire, la photographie, même touristique, est interdite dans le musée (mais allez empêcher des milliers de touristes étrangers de sortir leur smartphone - rappelons-nous la déroute du Louvre en 2005).

Tout ceci serait anodin, si le tribunal civil de Florence n’avait pas été sensibilisé aux enjeux financiers immédiats du litige. Il a donc docilement conclu, ignorant toutes les lois de protection du domaine public italien, que l’accusé devra retirer de toutes ses campagnes promotionnelles l’image de la statue (sous astreinte de 2000 euros par jour), parce qu’il n’en a pas demandé l’autorisation au musée ni payé les droits de reproduction.
Une bourrasque d'air frais parcourait alors les encéphales embrumés des gestionnaires de la culture de la ville de Florence.
Fière de son succès, la responsable de tout cela déclarait attendre un avis du procureur pour appliquer la décision de justice à toutes les œuvres de « son musée », le gestionnaire de la cathédrale demandait à la rencontrer, celui du musée des Offices, ragaillardi, décidait de se lancer dans de vigoureuses poursuites judiciaires, et le maire exhortait toutes les institutions et les entreprises à se mettre en conformité avec ces nouveaux principes « l’image de Florence ne devrait plus être exploitée sans limites ni règles ».

On admet de plumer ouvertement le public, à condition de bénéficier aussi de la petite extorsion, et au passage on s’assied sur les principes du droit d’auteur. Ce sont des manières de mafieux.


Projet de la municipalité pour rentabiliser un peu plus les merveilles architecturales de Florence. Ici, en test, la façade de la basilique Santa Maria Novella est voilée. Quand un nombre suffisant de touristes payants est atteint sur la Piazza di S.M. Novella attenante, les issues en sont fermées et la façade est dévoilée par un ingénieux système de pompes hydrauliques. La durée de dévoilement est proportionnelle aux recettes de l’opération.  

Et comme toutes les bonnes idées d’abus de pouvoir, elle devrait vite se propager dans toute l’Europe, et il ne serait pas étonnant que le musée du Louvre profite de cette jurisprudence pour essayer d’obtenir le paiement de droits à l’utilisation de l’image de la Joconde, et même à tout article utilisant le mot Joconde.

Pour l’image, le cadre juridique français l’autorisant à le faire est désormais en place. Le décret Chambord en mars 2017, intégré à la loi de 2016 délicieusement nommée « Liberté de création, Architecture et Patrimoine » a créé, dans le but de contredire une récente décision de justice, une obligation de demande d’autorisation (avec redevance) lors de l’utilisation commerciale de l’image de bâtiments du domaine public (*). Il suffira de substituer « œuvres » à « bâtiments ».

Pour les mots, à l’instar de la loi d’exception qui sera votée dans quelques semaines pour attribuer des droits exceptionnels au Comité international olympique pendant 7 ans jusqu’aux jeux de 2024 à Paris, et qui interdira d’utiliser sans payer certaines expressions comme « Jeux Olympiques », ou « Paris 2024 », pourquoi ne pas profiter de cet élan créatif pour instituer un « droit » plus global qui s’appliquerait à l’usage de certains mots choisis annuellement dans la loi de finances ?

Il reste une indéniable marge de progrès pour abuser du domaine public et plumer encore un peu son propriétaire légitime. Cela annonce une bien belle année artistique 2018.

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