samedi 24 mars 2018

Comment perdre la Joconde


60 inspecteurs sont sur ses traces, Bertillon en personne relevant les empreintes digitales, on questionne Picasso, on emprisonne Apollinaire, on promet des récompenses pharaoniques, le musée du Louvre ferme pendant une semaine et son directeur démissionne.
Deux ans plus tard l’emplacement de la Joconde est toujours vide. Personne ne l’aurait retrouvée sans le faux pas de son voleur, ouvrier italien, qui voulut la rendre à sa patrie, à qui elle revenait de droit, disait-il (ce qui lui valut en Italie une peine extrêmement clémente).

De 1911 à 1913, elle venait de passer 2 ans et 4 mois au fond d’une grande valise dans une petite chambre parisienne.
Puis vinrent les deux guerres mondiales. Elle voyagea pendant plus de 10 ans de Bordeaux à Toulouse, puis de Chambord à Amboise, Montauban, Saint-Jean-Lespinasse…
Enfin ce furent les voyages de prestige ordonnés par le pouvoir politique, 4 mois aux États-Unis en 1963, 4 mois en 1974 à Tokyo, puis Moscou.

Alors il est normal que l’actuelle ministre de la Culture de la France, pour qui c’est un peu Noël tous les jours depuis qu’elle occupe cette éminente fonction, ait eu envie, comme en leur temps Malraux ou Pompidou, de faire plaisir à ses amis et ainsi promis un peu partout de leur prêter la Joconde quelque temps.
Le nouveau directeur du Louvre, tout juste reconduit par la ministre même, a osé protester, prétextant une fissure du panneau de bois qui commencerait à entamer le visage de Mona Lisa par le haut du crâne. Soupçonnons qu’il craint surtout l’érosion des recettes du musée si sa principale et quasi unique attraction touristique lui est enlevée (un visiteur sur deux viendrait pour l’entrapercevoir).

La ministre pourtant récente n’en est pas à son premier caprice, elle a fait la même blague avec la Tapisserie de Bayeux, 70 mètres de broderie vieille de presque 1000 ans, et s’aliène régulièrement les professions culturelles par ses décisions arbitraires et incompétentes.

Toutefois, est-ce une idée si bête que de prêter la Joconde ?

Il y a bien longtemps qu’elle n’est plus un tableau qu’on contemple mais l’objet sacré d’un pèlerinage idolâtre, et comme les reliques des saints, elle pourrait être un faux médiocre sans que quiconque ne s’en inquiète (voyez cette photo effarante de son sanctuaire au Louvre).
Confusion des valeurs, consommation désespérée, elle est le fétiche d’une humanité hallucinée qui se précipite vers son effondrement.

Alors autant l’envoyer se promener… et éventuellement se perdre. Ce serait un premier pas.

dimanche 18 mars 2018

La vie des cimetières (79)


Quand en 52 avant l’ère actuelle, après un mois de siège, le proconsul César Jules eut fait massacrer, vieillards, femmes et enfants compris, précise-t-il, les 40 000 gaulois de la ville d’Avaricum (aujourd’hui Bourges), une des plus belles et puissantes villes de la Gaule, affirme-t-il, il la fit transformer en une cité gallo-romaine, bourgeoise, avec tout le confort et les commodités modernes.

Enfin c’est Jules lui-même qui raconte cela, parce que les archéologues n’ont toujours pas trouvé, à Bourges et alentour, les vestiges qui confirmeraient la moindre des affirmations de sa grande auto-hagiographie (la Guerre des Gaules) sur Avaricum et sa bataille. La tendance des historiens est de penser qu’il a beaucoup surévalué l’importance de la ville et surtout celle de Vercingétorix histoire de gonfler la grandeur de ses conquêtes aux yeux de Rome, comme le ferait tout militaire friand de pouvoir politique.

Ce qui est certain est la prospérité « à la romaine » que connut la région d’Avaricum pendant plusieurs siècles. Le musée du Berry, à Bourges, en expose les preuves archéologiques.

La salle la plus marquante est certainement, au rez-de-chaussée, la grande pièce des vestiges gallo-romains, essentiellement peuplée de stèles funéraires des premier et deuxième siècles, 220 dit le dépliant, alignées comme dans un cimetière, avec ses allées pavées et son gravier, sous la molle lumière zénithale d’une verrière.
Reconstitution anachronique, si l'on écoute les spécialistes, car la loi romaine, pour des raisons sanitaires et religieuses, interdisait incinérations et ensevelissements concentrés dans les cités. Alors les habitants enterraient les restes aux portes des agglomérations, le long des routes, sans ordre particulier, et marquaient l’emplacement d’une stèle orientée pour que les dédicaces soient lues par les passants et les voyageurs, condition de la « survie de l’âme » des défunts. Aujourd'hui la pierre est usée, le déchiffrage est malaisé.

Dans la même pièce du musée, une belle mosaïque gallo-romaine, prophétique, comporte déjà, incrustée avec les tesselles d’origine, sa propre date de découverte en 1863.

Ces anachronismes désuets font le charme de ces petits musées de province délaissés. Dans les salles désertées, les objets s’efforcent de retourner au silence d’où on les a extraits quelque temps pour l’édification scientifique des populations.
Le musée du Berry est de ces établissements publics modestes, humble au point d’être le seul sans doute en France à ne pas forcer le touriste à passer par la boutique en fin de visite.



lundi 12 mars 2018

Et encore un scandale scandaleux

Il faut s’y habituer, et accepter le fait qu’une proportion non négligeable des tableaux admirés dans les expositions ou les musées sont des faux, surtout la peinture moderne, depuis la deuxième moitié du 19ème siècle, qui est facile à contrefaire. « Faux » signifie en fait qu’ils ne sont pas attribués, sciemment ou non, à ceux qui les ont réellement peints.

Et à ce propos, la directrice du musée de Gand en Belgique, très riche en peintures flamandes, n’est pas vernie. À peine prenait-elle ses fonctions en 2014, que l’aréopage d’experts réunis pour le 500ème anniversaire de la mort de Jérôme Bosch déclassait le tableau fétiche du musée, sa « Joconde », le célèbre Portement de croix, et le confinait au rang de « travail d’un épigone de Bosch ». Ce mot cruel, épigone, était tellement vexant que le musée, appuyé par une autre école d’experts, décidait de ne pas corriger l’étiquette qui commente le tableau.

Fut-ce l’évènement déclencheur qui incita la dame à défier depuis toutes les expertises, et l’entraina dans la spirale infernale d’une fuite en avant sans fond, jusqu’à la conduire au pinacle de l’opprobre ? En bref, la directrice vient d’être suspendue de son poste par la ville de Gand. Il faut admettre qu’elle n’avait pas lésiné.

Conservatrice de la Biennale de Moscou en 2013, spécialiste en art contemporain, elle avait organisé fin 2017 dans son musée l’exposition de 24 tableaux et sculptures rares de « l’avant-garde russe (Malevitch, Kandinsky, Larionov…) »
Les œuvres appartenaient à un milliardaire russe fraichement émigré en Belgique et dont la collection était déjà mêlée à plusieurs affaires actuellement en justice ; une exposition à Tours en 2009, fermée et saisie avec mise en examen de l’expert et organisateur pour contrefaçons diverses, une autre affaire à Wiesbaden en 2013, une enquête autour d’un trafic de faux dans une galerie moscovite, une accusation de falsification d’un catalogue du musée de Kharkov.

En janvier 2018, une quinzaine d’historiens et marchands d’art donnaient l’alarme par une lettre ouverte, résumée ainsi par le directeur du musée d’art contemporain d’Anvers « Ces pièces majeures, cataloguées nulle part, doivent susciter le doute, tant l’avant-garde russe est un domaine peu ordonné. »
Le scandale s’amplifiant, les tableaux et sculptures étaient retirés fin janvier et le ministère de la Culture nommait un comité d’experts pour les authentifier. Le comité démissionnait illico en raison, semble-t-il, des conditions imposées par le collectionneur, qui avait dénoncé le contrat de prêt et aurait fait enlever les œuvres fin février.
La directrice suspendue du musée, également « conseillère scientifique » du milliardaire, se réfugiait derrière la confidentialité des informations sur l’authenticité, fournies par le collectionneur même, et affirmait avoir consulté deux expertes de l’art russe pour organiser l’exhibition. Mais dans sa confusion, tête de linotte, elle avait oublié de les prévenir. Lesdites expertes ont démenti.

Tout cela est regrettable, le tableau de Kandinsky, entre autres, avait un air bien décoratif avec toutes ses couleurs pimpantes. Et puis une exposition de plusieurs mois dans ce musée à la réputation internationale en aurait affermi le pédigrée, un grand pas vers l’authenticité.


On ne se rend jamais bien compte comme il est laborieux et délicat de réaliser un beau Kandinsky original. On peut considérer celui-ci en illustration comme assez réussi, et même, si son expertise scientifique est un jour pratiquée, peut-il se révéler peint par Kandinsky en personne, ou au moins, ne soyons pas trop gourmand, par un contemporain proche. Pour l’instant il fait l’objet de sérieuses suspicions dans l’affaire du musée de Gand.

Laissons au lecteur fidèle et pointilleux le soin de constater la tendance de ce blog à parler de plus en plus souvent des fraudes retentissantes, comme dans la meilleure presse à scandale. Mais on ne peut pas oublier que c’est au cœur du musée de Gand, dans un grand atelier vitré, que se poursuit sous les yeux du public, depuis 2012 et jusqu’à fin 2019, l’une des opérations les plus périlleuses de l’histoire de la peinture, le ravalement, pardon, la restauration du prodigieux polyptyque de l’Agneau mystique de Van Eyck.

lundi 5 mars 2018

Magritte l'imaginaire

Que feriez-vous, tombant de la lune et entendant parler avec enthousiasme d’un certain René Magritte, pour vous informer en un clin d’œil sur un artiste dont on vous affirme qu’il a enrichi l’imaginaire de l’humanité de délicieux paradoxes autour des représentations de la gravité, des reflets, des ombres, des mots ?
« Internet, évidemment » répondrez-vous.

Le premier lien proposé par le moteur de recherche pointe vers l’article de l’inévitable encyclopédie Wikipedia, dont on dit tant de mal, mais qui est souvent moins approximative et complaisante que 99% des autres sources d’information.
Vous voilà devant un long article aux illustrations rares et rébarbatives, et parcourir cette quinzaine de pages vous décourage un peu, mais consciencieux, vous lisez la première phrase de l’article et savez désormais que Magritte était peintre.

On vous a cité les noms de Jérôme Bosch, de Lewis Carroll, et vous auriez aimé vous faire une idée rapide sur le « non-sens » tant vanté du peintre, or les seules images de l’article montrent sa tombe, un billet de banque à son effigie, un bâtiment derrière une statue équestre de Godefroid de Bouillon, et un avion Airbus A320 repeint.
Vous pensez que c’est peut-être là le véritable esprit surréaliste, la juxtaposition absurde de choses hétéroclites dans le but de vous faire prendre conscience des pièges de votre perception, et anticonformiste dans l’âme, vous appréciez. Mais, sans reproduction de tableau, vous ne savez toujours pas ce qu’est le style de Magritte.

Alors vous persévérez. Votre regard s’illumine quand vous apercevez, dans les liens suivants, qu’il existe un site du peintre « René Magritte – Site Officiel – Copyright © Fondation Magritte… » En fait l’artiste mort en 1967 a confié son héritage à un seul ayant droit, qui a créé la fondation en 1998.

Mais vous constatez vite que vous êtes arrivé dans un site de façade, creux et probablement commercial. Vous y trouvez des publicités (expositions, galeries, et toujours l’envahissant Airbus), et vous vous jetez sur un lien prometteur « Le Catalogue Magritte » sans même en lire l’exergue « Découvrez toute une gamme de produits raffinés. Visitez notre boutique en ligne. » De toute manière vous tombez sur une page vide informant que le « shop » n’est pas disponible.

D’ailleurs, le site dans son ensemble est un grand vide que personne ne visite, plein de liens morts et d'erreurs inaperçues. La Fondation Magritte se décrit, par exemple, comme une association « sans but non lucratif (sic) qui a pour objet d’assurer la pérennité et la protection de l’œuvre et de la renommée de René Magritte ». Le but mercantile serait ainsi établi, par négligence, ou est-ce vraiment une erreur ?

La page consacrée à la vie et l’œuvre du peintre, lacunaire et incohérente est un désert d’images. Elle décrit donc les tableaux par des mots. Il est savoureux d’y lire ce truisme rudimentaire qu’on pourrait appliquer à tout peintre « La peinture n’est jamais une représentation d’un objet réel, mais l’action de la pensée du peintre sur cet objet. »

Enfin, de retour sur l’écran d’ouverture du site, en bas de page, sous le titre « Oeuvre de Magritte - Les grands classics de son oeuvre » (sic) vous serez tout de même récompensé pour votre persévérance  ; 12 petites vignettes (parfois accompagnées d’un commentaire bâclé) sont les seules reproductions de tableaux du peintre que vous verrez sur son site officiel.

Vous avez évidemment compris le problème. Il faut qu’un artiste soit mort depuis une bonne centaine d’années (selon les juridictions nationales) pour que ses œuvres, textes, sons ou images, soient reproduites relativement librement.
Il y a peu, les photographies des œuvres de Magritte étaient prohibées dans le musée Magritte de Bruxelles et il était même interdit de « copier » une œuvre au crayon ou de noter une impression sur un carnet dans l’enceinte du musée.

L’espèce humaine considère qu’en matière artistique, le talent voire le génie sont transmissibles, déteignent pendant 50 à 100 ans sur les descendants et peuvent être cédés moyennant finances.
Alors l’internet libre, celui que visitent les internautes les moins favorisés, contient surtout des choses périmées, anachroniques, désuètes, poussiéreuses depuis des décennies. Heureusement, c’est aussi un repaire de pirates sans moralité ni foi ni loi, et on y trouve quelques bonnes reproductions « illicites » de Magritte.
Et puis le Canada, dont la législation des droits d’auteur est la moins mesquine, considère que les radiations du génie se désactivent 50 ans après le décès. Des quantités de reproductions devraient donc commencer à apparaitre, depuis janvier 2018, sur les sites canadiens. Sous la protection d’un VPN, on y accèdera aisément.

Ou alors, histoire d'adoucir les 20 années que réclame encore la loi française, on s'amusera au jeu des objets invisibles représentés (parait-il) sur les tableaux de Magritte en furetant dans la base de données mise au point par une équipe de chercheurs canadiens, qui, s’ils n’ont pas trouvé l’autorisation de reproduire les vignettes des œuvres, en ont décrit en détail le contenu en constituant la liste de tout ce qui y était figuré.
Et ils en déduisent des statistiques étourdissantes et de peu d’intérêt qui peuvent composer de jolis tableaux que le facétieux Magritte n’aurait sans doute pas reniés.  


Ceci n’est pas un Magritte, mais quand même…
À la quantité de cailloux, de chapeaux et de tubas, on voit nettement se dessiner une personnalité.