mercredi 23 mai 2018

C'est la crise !

On dit partout que c’est la crise, la presse, la radio, et même notre cher monarque qui s’en fait l’écho et soutient les pauvres en refondant le droit du travail et la fiscalité, dit-on. Mais nous, on ne le sent pas vraiment, les affaires vont, et les dividendes ont tendance à se multiplier (humour).

Un signe préoccupant, pourtant, vient de se produire. Avez-vous suivi la première vente de tableaux de la collection Rockefeller chez Christie’s ? C’était le 8 mai en fin de soirée. Non ? Ah quel dommage, c’était…

Ça commençait modestement, par une petite aquarelle de Picasso, une petite pomme de 15 centimètres, pas vraiment verte, pas jaune non plus, mais alors vraiment pomme, pour une fois. Elle n’est partie qu’à 4 millions de dollars, oui, c’est peu. Heureusement, le deuxième lot faisait décoller la vente, un truc cubiste de Juan Gris, vous savez, je n’aime pas trop ce peintre, je n’y comprends rien, mais à ce prix-là, 32 millions, on est moins regardant, ça décore un coin de salon.
Et puis les lots suivants, Delacroix, Corot, Gauguin, Manet ont fait des prix honorables, 8 millions ou plus. Un Matisse un peu débraillé et un Monet bâclé, mais grand, pour une chambre claire par exemple, ont tout de même fait plus de 80 millions. Oui , chacun. Vous plaisantez !

Et le clou de la soirée, la fillette nue de Picasso, vous savez, elle est debout ? Mais si, vous l’avez certainement déjà vue, vous faites semblant, libertin que vous êtes. Dans les catalogues elle est nommée « fillette à la corbeille fleurie ». Non, on ne reconnait pas bien les fleurs. Les prix montaient, à coups de millions, c’était interminable, mais tellement palpitant. 115 millions ! Quelle exaltation dans la salle des ventes !

Et il restait 30 lots à passer. Ils sont tous partis entre 35 millions et 1,3 million pour un Bonnard, il était pourtant bien joli.
Enfin presque tous. Car l’avant-dernier lot, on s’en souviendra longtemps de celui-là, c’était le numéro 43, une petite huile de Seurat, une pochade, mais bien dans sa manière. Vous ne me croirez pas, l’enchère s’est arrêtée avant le million ! 732 000 dollars exactement. 2 fois moins que l’estimation basse. C’est inquiétant, non ? La crise, peut-être ?
Ah, vous pensez que c’est parce qu’il représentait un ouvrier au travail ? Que vous êtes drôle !

Est-ce que j’avais un tableau préféré ? Non, vous savez, je n’aime pas vraiment la peinture moderne, mais demain c’est la vacation des meubles et des porcelaines, vous m’accompagnerez ?

Cette esquisse de Seurat n'a même pas atteint le million de dollars, vraie tache sur la Vente Rockefeller, le 8 mai 2018 chez Christie’s.
Les bras de l'ouvrier sont peut être mal dessinés, admettons, mais les lettres de la signature, notamment le S, sont d'une remarquable régularité (les experts soupçonnent l'utilisation d'un tampon).

vendredi 18 mai 2018

Broutilles

Imaginez dans une petite ville endormie très éloignée de la capitale, au pied d’une montagne, un petit musée qui ressemble un peu à une école désaffectée, dédié à un peintre local presque inconnu, et qui reçoit quelques dizaines de visiteurs par mois, qui recherchent surtout une peu d’ombre.
Débarque dans cette solitude un expert mandaté par la mairie pour inventorier les dernières acquisitions et organiser une rétrospective du peintre, à l’occasion de la réouverture du musée.

La ville d’Elne, en Occitanie, n’aurait peut-être pas dû s’y risquer.
Commençant l’étude des peintures et aquarelles du peintre Étienne Terrus, l’expert était surpris d’identifier, dessiné sur une vue de la ville, un bâtiment construit quelques dizaines d’années après la mort du peintre, ce qui le fit tiquer. Puis, certaines signatures s’effaçant en y passant le doigt, son expertise concluait rapidement que 82 des 140 œuvres du musée (58,6%) étaient « non authentiques ».

L’antiphrase déclenchait des remous bien justifiés, un maire outragé, un dépôt de plainte, une effervescence chez les collectionneurs locaux, l’émergence d’une théorie sur un marché régional de faussaires, des regards suspicieux sur les antiquaires et les autres musées de la région, quelques dépêches des agences de presse, reprises par tous les grands journaux nationaux, 2 minutes sur BBC News, un article dans le Guardian et dans le New York Times, pour se limiter à la Planète.
Sauf en Suisse, dans les laboratoires d'expertise du port franc de Genève, où on ne doit pas être très surpris. Le directeur affirme qu'une bonne moitié des œuvres d'art en circulation dans le monde sont des faux.

Étienne Terrus était doublement méritant, parce qu’il n’était pas moins bon peintre que beaucoup de ses collègues de l’époque, et parce que malgré de solides relations amicales avec des artistes reconnus comme Maillol et Matisse, il resta obstinément taciturne à peindre sa province lointaine quand les autres s’affichaient avec succès dans les fructueux salons de la capitale. Sa cote s’en ressent toujours. Ainsi, le montant total de la « perte » pour la ville d’Elne est estimé à 160 000 euros. Pas même le prix de l’étiquette sur un tableau de Modigliani.

Alors pourquoi tant de bruit ? Peut-être justement pour faire du bruit. Qui avait entendu parler d’Étienne Terrus ? Aujourd’hui, cette modeste exposition estivale, certes amputée, mais désinfectée, aura bénéficié d’une campagne publicitaire internationale tous frais payés. Et l’histoire n’est pas finie, car la justice est maintenant en quête de coupables.

Et puisqu’on a parlé de Modigliani et de ses tarifs, Le Journal des Arts nous signale que la maison Sotheby’s vient de vendre un beau nu féminin couché, vu de dos (certainement de la main du peintre), pour 157 millions de dollars, ce qui en fait le 4ème tableau le plus cher en enchères publiques. Mais il n’a pas atteint, dit le Journal, et on sent ici l’amertume du commentateur, les 170 millions d’un autre de ses nus féminins, vu de face celui-là, vendu par la maison concurrente Christie’s en 2015. L’acquéreur du nu vu de dos a voulu rester anonyme, honteux de n’avoir pas battu le record, peut-être, ou de peur d’afficher publiquement des pulsions subversives.




L’internet ne proposant pas de reproductions vraiment intéressantes et certifiées d’œuvres de Terrus, nous illustrons cette chronique avec un détail d'un tableau de ce peintre étrange qu'était Ter Brugghen, qui n’a rien à voir avec le sujet, mais qui n’est pas si éloigné de Terrus, au moins dans le dictionnaire alphabétique des peintres. 
Si vous voulez voir d’authentiques tableaux de Terrus, essayez de les identifier dans cette promotion de la télévision FR3 pour une souscription en 2016, suivie d’une vidéo d'une quarantaine « de ces œuvres retrouvées récemment » et acquises par la ville. Petit indice, il est bien possible qu’aucune ne soit authentique.

dimanche 13 mai 2018

Histoire sans paroles (28)


Il y avait un mystère, au 21 de la rue X, à une minute de l’inoubliable cathédrale d’Orvieto, en Ombrie. Mais finalement, on compte au moins 3 solutions.


mardi 8 mai 2018

Petite histoire amorale

Le Metropolitan museum de New York est « un des plus grands musées d’art au monde » dit l'encyclopédie Wikipedia.
Certainement conseillé par les meilleurs experts de la planète, le musée avait néanmoins besoin d’argent. Il décidait en 2013, cela se pratique régulièrement dans les musées américains, de vendre une œuvre mineure.

Il choisit un portrait de jeune fille donné au musée en 1960 et attribué à un imitateur de Rubens, et le confia aux enchères. Il en attendait autour de 25 000 euros (les prix sont convertis et arrondis). En février, Sotheby’s New York en obtenait plus de 500 000 euros (ce sont des choses qui arrivent).

L’acheteur anonyme se souvenant certainement que le tableau était attribué jusqu’en 1947 à Rubens, fit enlever les légers glacis récents rose, orange et vert qui lui donnaient l’apparence d’un portrait achevé et voilaient à peine l’étude sous-jacente esquissée avec virtuosité.

Puis l’année suivante, en 2014, il présenta le pâle portrait. Tout le monde reconnut sans hésiter la main de Rubens et le visage de sa fille morte de la peste en 1623, avant ses 13 ans. Les indices probants confluaient.

Le tableau fut montré dans les plus prestigieuses expositions rubéniennes et sera prochainement inséré dans le catalogue officiel des œuvres du maitre.

L’acheteur anonyme en a profité pour le confier à la maison Christie’s qui se chargera des enchères le 5 juillet prochain à Londres, et espère en obtenir 4 à 5 000 000 d’euros.

Le Metropolitan museum qui éprouve de graves problèmes de gestion vient de rendre l’entrée payante aux visiteurs non New-Yorkais, pour environ 21 euros, ce qui est cher.


Sources : Site de la maison d’enchères Christie’s « Clara Serena Rubens — a recently re-attributed portrait by Sir Peter Paul Rubens », Financial Times 01.05.2108 « Rubens painting that fooled the Met goes up for sale », La tribune de l’Art 01.05.2018 « Un exemple désastreux de deaccessioning par le Metropolitan Museum »

mercredi 2 mai 2018

Une autre fuite du domaine public

Rappel : le domaine public est l’ensemble des réalisations des êtres humains dont la propriété est passée des mains du créateur (ou des profiteurs, pardon, des ayants droit) aux bras accueillants mais maladroits de l’humanité entière. Car si tous s’accordent, aux dates près, sur sa définition, son utilisation divise les nations.
Pour simplifier, d’un côté, les pays anglo-saxons et du nord de l’Europe considèrent que le domaine public est un patrimoine (matrimoine dirions-nous aujourd’hui) que les états doivent maintenir et propager généreusement. Et de l’autre côté, les pays latins et du sud de l’Europe exploitent le domaine public comme une ressource naturelle, et en privent le public au profit de sociétés ou de personnes privées (ah, ne protestez pas, on a dit qu’on simplifiait !)

Il n’est pas un mois sans que tombe la bonne nouvelle d’une bibliothèque ou d’un grand musée, hollandais, anglais, américain, qui a numérisé les documents ou les images de sa collection et les partage sans condition sur internet (par exemple il y a quelques jours la célèbre et un peu surfaite fondation Barnes de Philadelphie), et au même moment la mauvaise nouvelle d’une partie du patrimoine français ou italien vendue à une entreprise commerciale (ainsi l’accord du 4 avril dernier, entre le ministère italien de la Culture et du Tourisme et le vendeur de posters et de droits de reproduction sur internet, Bridgeman).

Revenons sur cet accord qui vient d’émouvoir quelques spécialistes.
Le ministère italien (MiBACT pour les intimes), constatant qu’il côtoyait la France dans les abysses de la médiocrité en matière de reproduction et de diffusion de son patrimoine culturel, et enhardi par de récentes décisions déraisonnables de la justice en matière de domaine public, s’est soulagé en confiant cette gestion à une entreprise privée.
Il vient donc d’accorder à la société Bridgeman la commercialisation des reproductions de toutes les œuvres des 439 musées qui dépendent de sa responsabilité. Désormais, au moins dans tous les domaines de l’édition, artistique, scientifique, universitaire, pédagogique, l’auteur qui souhaitera reproduire une œuvre de ces musées se verra renvoyé illico chez Bridgeman, devenu curateur des biens de l’humanité pour le compte de l’État italien, et là, domaine public ou pas, il faudra passer à la caisse.
Le ministère compte bien en tirer des bénéfices.

Cet accord ne lui interdit pas de faire évoluer les sites de ses musées et la diffusion philanthropique du patrimoine italien, mais ça n’est pas en cédant une partie du domaine public qu’il en prend particulièrement le chemin. La pratique est courante, c’était en 2013 la méthode de la Bibliothèque nationale de France, en 2016 du ministère de l’Éducation nationale français, et tant d’autres exemples.

Et pour répondre aux rouspétances du lecteur révolté par le premier paragraphe de cette chronique, si on s’interroge sur la raison qui différencierait les comportements du « nord » et du « sud », il serait évidemment niais de penser qu’une frontière sépare les nations intègres des peu scrupuleuses, car il y a sans doute partout la même proportion de personnes sans vertu et infréquentables, c’est à dire d’humains qui exercent un pouvoir sur d’autres humains et en abusent.
Alors les explications de ces abus sont vraisemblablement à rechercher dans les moyens que le système juridique de chaque pays a mis en œuvre pour les contrarier, ou les encourager.
Ainsi faire un parallèle entre les systèmes civilistes issus du droit romain et les systèmes jurisprudentiels influencés par la « common law » serait certainement instructif, mais surement très fatiguant, pour l'auteur et le lecteur.

De toute manière, quand le domaine public commence à fuir de partout vers des intérêts privés, il est temps pour l’humanité (enfin vous et moi, si vous préférez) de reconquérir par tout moyen le libre accès à sa propriété.




Ce portrait supposé d’un anglais, souvent appelé « l’homme aux yeux glauques », peint vers 1545 par Tiziano Vecelli (dit le Titien), un des plus beaux portraits d’homme qui soient, est quasiment invisible. 
S’il en fallait une preuve, on n’en trouve aucune image satisfaisante sur internet, parce que personne ne peut le photographier. Il est exposé, au palais Pitti de Florence, dans une pièce interdite par un joli cordon rouge qui oblige à l’apercevoir de loin et de biais en se penchant, comme toutes les peintures du musée, ce qui est pire à l’amateur que de le cacher dans les réserves. 
Et serait-il présenté sur un plan perpendiculaire à l’axe du regard qu’on ne le verrait pas plus sur internet puisque le palais fait partie des nombreux musées de Florence où la photographie est prohibée. Et les sites officiels de Florence, indigents, ne le citent même pas. 
Tant de secret n’augure rien de bon pour la carrière de ce peintre, qui sera très vite oublié.